mercredi 1 mai 2013

Opération Unthinkable : quand Churchill préparait la Troisième Guerre mondiale


 En avril 1945 quand le monde apprend la mort du président des États-Unis Franklin Delano Roosevelt, les dirigeants nazis enfermés à Berlin, et Hitler en particulier, se prennent à espérer que les alliés anglo-saxons vont faire la paix avec le Reich et pourquoi pas soutenir la Wehrmacht contre l'Armée rouge. Pour beaucoup, cette croyance en un retournement des alliances, est un signe supplémentaire de la folie et de la perte du sens de la réalité d'un IIIe Reich à l'agonie. Pourtant Staline croit, jusqu'à la capitulation allemande, en cette possibilité.

Si la paranoïa stalinienne est démentie par les faits, le 8 mai 1945, alors que les peuples du monde se réjouissent de la fin de la guerre en Europe et de l’écrasement du nazisme, l'un des principaux artisans de cette victoire est inquiet. Le Premier ministre britannique, Winston Churchill, envisage en effet une nouvelle guerre où les Alliés occidentaux s'opposeraient désormais aux Soviétiques. La méfiance du maître du Kremlin n'est donc pas sans fondement et surtout elle ne relève pas totalement d'une maladie mentale propre aux dictateurs.

Churchill est persuadé que Staline ne tiendra pas les engagements pris à Yalta et les informations qu’il reçoit lui confirment que les Soviétiques installent leur pouvoir en Europe orientale, notamment en Pologne. Il estime alors que seule une épreuve de force peut faire reculer le Kremlin. Il demande donc à ses généraux d'établir un plan d'attaque contre son allié soviétique et fixe comme jour J le 1er juillet 1945. L'opération Unthinkable, tel est le nom de ce projet, est bien le premier plan stratégique d'une guerre froide qui s'annonce et la preuve que dès le printemps 1945 les anciens alliés se préparent à une Troisième Guerre mondiale.

David FRANCOIS



Menace sur l'Europe.

Bien avant la fin de la guerre en Europe, Winston Churchill redoute la menace que l'expansion militaire soviétique fait courir sur l’équilibre géopolitique du monde de l'après-guerre. Bien avant la chute de Berlin et la capitulation sans condition de l'Allemagne ses efforts visent à contrecarrer les desseins hégémoniques soviétiques. Quand il apprend ainsi que les troupes américaines ont reçu l'ordre de cesser leur avance sur Berlin, laissant cette dernière à la merci des Soviétiques, il est furieux. Contrairement au gouvernement américain qui a toujours refusé l'idée que l'Europe soit partagée en zones d'influence, Churchill est conscient qu'il n'en sera pas ainsi. Le comportement de Staline qui place peu à peu ses hommes dans les États libérés par l'Armée rouge pour en faire des satellites de Moscou, au mépris des accords pris à Yalta, est de plus en plus flagrant. C'est pour cela que le Premier ministre est favorable à ce que les armées anglo-saxonnes aillent le plus loin vers l'est, afin de montrer à Staline que ses partenaires occidentaux ne sont pas dupes et qu'ils souhaitent une application stricte des accords passés en Crimée. Le maître du Kremlin qui craint toujours de manière paranoïaque que les Occidentaux ne se mettent in extremis d'accord avec les Allemands pour se retourner contre les Soviétiques est particulièrement méfiant envers Churchill contre qui il met en garde le maréchal Joukov. Mais Churchill est tenu par le refus américain d'une confrontation avec les Soviétiques. Le président Roosevelt fait en effet toujours confiance à Staline qu'il estime être un démocrate avec qui il est possible de s'entendre, notamment contre les vieilles puissances impériales européennes qui ont fait la démonstration de leur déclin.

Churchill a quant à lui toujours été un ferme adversaire du communisme, comme en 1919 où il a soutenu l'intervention britannique en Russie dans l'espoir de renverser le jeune pouvoir bolchevik. Adversaire de toujours de l'impérialisme rouge il n'a, contrairement à Roosevelt, jamais eu confiance en Staline. En 1941, il a ainsi pensé qu'une fois a guerre terminée les États-Unis et l'Empire britannique formeraient le bloc militaire et économique le plus puissant au monde tandis que l'URSS affaiblie aurait besoin de l'aide anglo-saxonne pour se reconstruire. Mais en 1945, il constate que cette prévision est fausse puisque les Soviétiques sont beaucoup plus puissants qu'il n'aurait pu le craindre tandis que les Américains sont réticents à s'engager en Europe une fois l'Allemagne vaincue. Churchill se rend alors rapidement compte que Staline n'a aucunement l'intention de respecter les accords de Yalta.

La jonction entre Américains et Soviétiques en avril 1945 (via virtualmuseum.ca)


Alors que les troupes soviétiques s’apprêtent à s'élancer à partir de l'Elbe en direction de l'ouest, le Premier ministre britannique fait part de ses inquiétudes dans une lettre au responsable du Foreign Office, Anthony Eden. Il craint l'invasion de l'Europe par les Russes qui selon lui ne manqueront pas de placer l'est du continent, de la Baltique à la Yougoslavie, de la Bulgarie à l'Autriche, sous leur domination. Pour contrecarrer ce péril, Churchill préconise donc une politique de plus grandes fermetés envers l'URSS, ce qui signifie aussi qu'il est nécessaire de se préparer à une épreuve de force. Cette dernière doit d'abord être diplomatique mais nécessite une coopération étroite avec une administration Roosevelt toujours bienveillante envers les Soviétiques.

Staline est conscient de l'hostilité de Churchill et c'est peut-être pour cela qu'il pousse ses généraux à s'emparer de Berlin le plus rapidement possible et d'occuper la totalité des zones qui lui ont été attribuées à Yalta. Il s'agit pour lui de porter le plus loin à l'ouest le glacis défensif qui doit éviter à l'URSS un nouveau Barbarossa. Staline peut-être d'autant plus inquiet que le front occidental s'effondre littéralement, facilitant l'avancée des Occidentaux vers l'est, là où le front allemand reste encore solide. Les troupes britanniques et américaines ne vont-elles pas alors prendre la relève de la Wehrmacht pour contenir la menace soviétique sur l'Europe ? Le bombardement de Dresde par l'aviation anglo-saxonne dans la nuit du 11 au 12 février 1945 n'a-t-il pas pour but de détruire le potentiel industriel d'une des principales villes allemandes de la zone d'occupation soviétique ? N'est-ce pas aussi un moyen de détruire les ponts sur l'Elbe afin de ralentir l'avance soviétique et aussi une démonstration de force afin de montrer ce dont est capable la flotte aérienne occidentale ? Et le bombardement d'Oranienburg en avril n'a-t-il pas pour objectif de détruire les laboratoires allemands qui travaillent sur l'uranium et qui pourraient tomber aux mains de l'armée rouge ? La Grande Alliance apparaît de plus en plus fragile à mesure qu'approche la fin du IIIe Reich.

Les choses changent peu après le 12 avril 1945 et la mort de Roosevelt. Harry Truman, le nouveau président américain, s'il se montre beaucoup plus ferme que son prédécesseur dans ses rapports avec Staline, ne veut en aucune manière d'un affrontement avec l'URSS que ce soit à propos de la Pologne ou d'un autre pays européen. Les craintes de Churchill rencontrent peu d'écho, y compris en Grande-Bretagne où pendant quatre ans la population a vu dans les Soviétiques des frères d'armes et des héros.

Staline et Churchill à Yalta (via dailymail.co. uk)


Le 8 mai 1945 à 15 h, quand il s'adresse au peuple britannique par la radio pour lui annoncer la capitulation sans conditions de l'Allemagne, Churchill appelle ses concitoyens à une période de réjouissance mais il les met également en garde et leur demande de ne pas relâcher leurs efforts alors que le Japon n'est pas encore vaincu. Ce soir-là s'il fait une apparition devant la foule sur le balcon de Whitehall il passe le reste de la soirée à ne parler que de la menace que l'URSS fait peser sur l'Europe. Il s’inquiète alors surtout sur le sort de la Pologne. Le lendemain quand Feodor Gusev, ambassadeur de l'Union soviétique à Londres, est reçu à déjeuner par le Premier ministre, ce dernier lui énumère un catalogue de griefs britanniques qui concerne d'abord la situation en Pologne mais également le cas du port Trieste dont les partisans yougoslaves menacent de s'emparer. Il récrimine également sur l'impossibilité pour les représentants britanniques d'entrer à Prague, Vienne et Berlin.

Peu à peu la situation se tend entre les partenaires de la coalition antihitlérienne. Dans la zone d'occupation soviétique en Allemagne, les représentants des alliés occidentaux sont de plus en plus surveillés et entravés dans leur mouvement tandis que l'ensemble de la zone se ferme aux observateurs et journalistes étrangers. Surtout Staline n'oublie pas ce que fut l'antienne de la propagande nazie en avril et début mai 1945 : convaincre les Occidentaux de la nécessité de s'allier à l'Allemagne contre le péril bolchevik. Le 2 mai, le ministre de la Guerre du gouvernement de l'amiral Dönitz, le comte Schwerin von Krosigk, met en garde contre la perte des riches terres agricoles à l'est de l'Elbe qui fait courir le risque d'une famine pour l'Europe. Cela ne peut que favoriser la bolchevisation de l'Europe que les Soviétique préparent depuis vingt-cinq ans et qui ne peut être que le prélude à celle du monde. Un an avant le célèbre discours de Churchill à Fulton en mars 1946, Schwerin von Krosigk parle d'ailleurs du « rideau de fer » qui avance à l'est et derrière lequel se produit une œuvre de destruction soigneusement cachée au monde.

Fraternisation entre GI's et Frontoviki (via picturesofwar.net)


Le Kremlin est également conscient que le nouveau président des États-Unis, Harry Truman est plus réservé que son prédécesseur envers la politique soviétique. Mais si le président Truman est désormais d'accord avec Churchill pour montrer plus de fermeté envers Staline, les moyens manquent aux Occidentaux dans le bras de fer qui s'annonce. Pour Churchill néanmoins il en reste encore un : le recours aux armes. Il faut selon lui justement profiter du moment où les ressources de l’Union Soviétique sont épuisées, les lignes de ravitaillement de l'armée rouge étirées et son matériel usé, pour contraindre Moscou à se soumettre aux volontés des Anglo-Saxons.

A l'étonnement des membres de son cabinet, Churchill, dans les jours qui suivent la capitulation allemande, veut savoir si les forces anglo-américaines sont en capacité de lancer une offensive pour repousser les Soviétiques. Il demande donc aux experts militaires de se pencher sur la question et fixe un terme à l'attaque : le 1er juillet 1945.

Le Foreign Office, à la notable exception d'Anthony Eden, est effrayé par cet excès de bellicisme de Churchill. C'est aussi le cas de Sir Alan Brooke, le chef d'état-major général de l'Empire, le plus haut responsable militaire britannique. Mais le commandement obéit au Premier ministre et examine différents scénarios pour une action militaire contre les Soviétiques. Le 22 mai il remet à Churchill le fruit de ses travaux qui porte le nom d'opération Unthinkable.

Un scénario pour la Troisième Guerre mondiale.

Le document de 29 pages qui est remis à Churchill résume les conclusions des experts militaires britanniques sur la possibilité d'une attaque contre les Soviétiques à partir du 1er juillet 1945. L'hypothèse de départ sur laquelle repose l'ensemble du plan s'appuie sur l'idée préalable que les opinions publiques britanniques et américaines soutiennent l'attaque et que les Alliés occidentaux disposent de l'assistance de troupes polonaises et allemandes. L'objectif final n'est pas un nouveau Barbarossa et la destruction de l'URSS mais plutôt de faire plier Staline afin qu'il accepte les conditions occidentales sur le sort de la Pologne. Les auteurs du plan préviennent d'ailleurs qu'une défaite soviétique par le biais de l'invasion de l'URSS est fortement improbable car rien n'indique que les Anglo-saxons réussiront là où les Allemands ont échoué quatre ans plus tôt. La seule option victorieuse crédible qui puisse être alors envisagée est celle d'une défaite soviétique en Europe centrale où seulement un tiers des unités de l'armée rouge sont de qualités équivalentes à celles des Britanniques et des Américains. Mais là aussi le pari est risqué puisque les Soviétiques sont malgré tout trois fois plus nombreux que les Occidentaux. Ils disposent également sur ce champ d'opération d'un commandement compétent. Mais l'hypothèse d'une défaite russe partielle en Europe de l'Est semble la meilleure même si le potentiel militaire soviétique ne sera pas dans ce cas anéanti ce qui laisse planer le risque d'une prolongation du conflit.

Les militaires britanniques insistent sur le fait que l'essentiel du combat sera continental puisque la flotte aérienne soviétique est incapable de rivaliser avec les Anglo-saxons tout comme sa flotte sous-marine. Si le combat principal aura donc lieu en Europe central ses répercussions seront mondiales. En Europe les Soviétiques risquent d'occuper la Norvège au nord, la Grèce et la Turquie au sud. En Iran et en Irak, les trois brigades indiennes ne pourront faire le poids face aux 11 divisions soviétiques qui prendront sans difficultés le contrôle des zones pétrolifères. Cette perte sera un coup rude pour les Occidentaux d'autant que les Soviétiques ne manqueront pas de provoquer des troubles au Moyen-Orient. Dans le Pacifique, si l'alliance soviéto-japonaise ne peut permettre à l'armée nippone de reprendre le terrain perdu, les opérations contre le Japon devront néanmoins être reportées.

Les Occidentaux peuvent s'appuyer sur leur indéniable supériorité aérienne. Si le bombardement des zones industrielles soviétiques est difficilement envisageable en raison de leur dispersion sur un vaste territoire et de l'éloignement des bases aériennes occidentales, principalement en Angleterre, la puissance anglo-saxonne pourra causer des dégâts aux lignes d'approvisionnements soviétiques. Pour les militaires cette supériorité aérienne doit appuyer une offensive terrestre en Allemagne du nord et profiter de la suprématie navale occidentale dans la Baltique.

Le plan prévoit de chasser les Soviétique de l'est de l'Allemagne et finalement hors de Pologne. Pour cela les analystes envisagent l'utilisation de 33 divisions d'infanterie britanniques et américaines et de 14 divisions blindées pour percer près de Dresde, puis avancer vers l'est avec le soutien de 10 divisions polonaises. Cela représente prés de la moitié de la centaine de divisions, soit 2 500 000 hommes, alors à la disposition des Américains, des Britanniques et des Canadiens en Europe. Avec un rapport de forces défavorables aux Occidentaux de 4 contre 1 dans l'infanterie et de 2 contre 1 pour les blindés, le plan Unthinkable prévoit donc d'utiliser au maximum 100 000 anciens soldats de la Wehrmacht pour l'attaque surprise.

Le 1er juillet l'attaque occidentale doit se dérouler sur deux axes, l'un en direction de Stettin au nord qui doit se poursuivre sur Schneidemulh et Bygdoszcz, le second au sud dans l'axe Leipzig- Poznan- Breslau. Les analystes britanniques ne cachent pas les risques de ce plan.

Il est ainsi très possible que face à l'énorme supériorité soviétique en hommes et en chars les Anglo-américains ne puissent percer. Il est également possible que face à une offensive occidentale les Soviétiques lancent des attaques à partir de la Yougoslavie et en Autriche. Dans le cas d'une percée sur la ligne Oder-Neisse afin d'atteindre la ligne Dantzig-Breslau la situation des Occidentaux peut vite devenir précaire en raison de la menace d'une tentative d'encerclement soviétique à partir du saillant que forme la Bohême et de la Moravie. L'avancée occidentale pose aussi le problème de l'allongement des lignes de ravitaillements alors que l'hiver approchera et que les Soviétiques organiseront des sabotages en France, en Belgique et aux Pays-Bas avec l'aide des communistes locaux. Dans ces conditions les analystes militaires insistent sur la nécessité d'infliger, avant d'atteindre la ligne Dantzig-Breslau, une sérieuse défaite aux Soviétiques pour les amener à se soumettre, au risque de devoir supporter une guerre longue dans une position défavorable.

Les maréchaux Montgomery, Joukov, Vassilievski et Rokossovski  à Berlin en 1945 (via picturesofwar.net)


Les plans élaborés par les spécialistes militaires expriment en effet de fortes réserves sur la possibilité même de s'en prendre à l'URSS. Ils soulignent en premier que les Soviétiques sont susceptibles de recourir aux mêmes tactiques employées avec succès contre les Allemands en s'appuyant sur l'immensité du territoire soviétique. Pour eux il sera en effet nécessaire de pénétrer en Russie pour rendre toute résistance impossible au cas où un succès en Pologne ne ferait pas plier Staline. Au niveau des effectifs les planificateurs estiment qu'outre les 47 divisions d'infanterie et les 14 divisions blindées nécessaires à l'offensive, 40 autres divisions doivent rester en réserve pour des taches défensives ou d’occupation. Ils ajoutent que malgré cette importante mobilisation les Soviétiques peuvent rassembler deux fois plus de soldats et de blindés. Si le plan Unthinkable s'appuie sur l'hypothèse d'une participation allemande les spécialistes britanniques estiment quand même que les vétérans de la Wehrmacht qui ont déjà fait la dure expérience du front de l'Est n'auront guère envie de recommencer. Au final ils estiment que la possibilité même de libérer la Pologne est mince. Pour eux le lancement d'une offensive contre les Soviétiques est hasardeux et nécessite d'être prêt à s'engager dans une guerre totale, longue et coûteuse.

Surtout les militaires britanniques estiment qu'un soutien américain est indispensable pour réussir. Si ces derniers préfèrent retirer leurs forces d'Europe pour les transférer dans le Pacifique l'ensemble du plan Unthinkable est compromis. Le général Brooke écrit ainsi dans son journal que si l'idée d'une attaque contre les Russes est « fantastique » ses chances de réussite sont nuls et que les Soviétiques sont dorénavant tout puissants en Europe.

Churchill recule.
Le plan général élaboré par les militaires est remis à Winston Churchill le 8 juin avec une note où les auteurs du texte mettent en garde qu'à compter du moment où les hostilités auront commencé les Britanniques seraient engagés dans une guerre longue et coûteuse avec pour seul espoir de vaincre les Soviétiques l'aide indispensable des États-Unis. Le Premier ministre semble alors comprendre que sans l'aide américaine, la Grande-Bretagne risque de se retrouver dans la même situation qu'en 1940 puisque les Soviétiques ont en Europe la capacité militaire d'atteindre les rivages de la mer du Nord et de l'Atlantique à l'ouest. Il demande donc dans une nouvelle note d'établir une étude sur les moyens de défendre les Îles britanniques dans l'hypothèse où les Pays-Bas et la France seraient incapables de résister à une avancée soviétique. Il ajoute également que le nom de code du projet, Unthinkable, doit être maintenu afin que les états-majors impliqués dans sa conception se rendent bien compte qu'il ne s'agit là que de mesures de précaution dans l'éventualité d'un « événement hautement improbable ». Churchill doute face à la perspective de revivre le cauchemar de 1940.

Churchill, un Premier ministre de combat (via Larousse.fr)


Les militaires répondent au Premier ministre, dans un rapport du 17 juillet, que selon les renseignements dont ils disposent si l'Armée rouge venait à atteindre les rives de la Manche, les forces navales soviétiques sont insuffisantes actuellement pour rendre probable un débarquement à court terme. Il semble également qu'une bataille aérienne dans le ciel de l'Angleterre à l'image de celle de l'été 1940 soit exclue. Le plus probable alors est que les Soviétiques procèdent à des bombardements massifs à l'aide de fusées plus puissantes que les V1 et les V2. Pour parer ce risque il ne faudrait pas moins de 230 escadrons de chasse et 300 escadrons de bombardiers. Il est également envisagé de tenir une tête de pont sur le continent pour avoir une base de départ pour de futures opérations mais aussi de fixer des troupes soviétiques. Les militaires proposent qu'elle soit établie soit au Danemark, à l'ouest de la Hollande, au Havre, dans la presqu’île du Cotentin ou en Bretagne. L'avantage militaire en Europe appartient bien aux Soviétiques à l'été 1945.

Quelques jours plus tard lors de la conférence de Potsdam le président Truman indique à Churchill qu'il n'y a aucune possibilité que les Américains essayent de chasser par la force les Soviétiques de Pologne ou menacent simplement Moscou ce qui enterre définitivement le projet Unthinkable. Pour les États-Unis ce qui compte après la capitulation allemande, c'est avant tout de mettre fin aux combats dans le Pacifique, combats qui sont de plus en plus coûteux en vies humaines à mesure que les GI's s'approchent de l'archipel du Japon. Et le gouvernement américain est alors persuadé que l'entrée en guerre de l'URSS, comme le promet Staline à la conférence, ne peut qu’accélérer la victoire alliée en Extrême-Orient. C'est également le jour où débute la rencontre des trois Grands à Potsdam que le 16 juillet au Nouveau-Mexique le premier essai de bombe atomique américaine a lieu. L'arme nucléaire bouleverse les équilibres politiques et militaires. D'ailleurs quand à Potsdam il apprend la réussite de l'essai américain Churchill confie à Brooke qu'il est temps de menacer Staline de raser Moscou, Stalingrad puis Kiev pour l'amener sur les positions des Occidentaux. Ces derniers reprennent l'avantage dans le rapport de force qui s'installe peu à peu entre les anciens Alliés.

Mais Churchill est déjà hors-jeu. La défaite électorale du Premier ministre lors des élections générales du 5 juillet 1945 l'oblige en effet à laisser le pouvoir aux travaillistes et semble mettre définitivement fin au bellicisme des dirigeants britanniques. Mais l'hostilité de Churchill contre les Soviétiques laisse des traces et participe de la dégradation des relations internationales.

Au conseil interallié de Berlin, les Soviétiques ne cessent en effet de dénoncer les Britanniques qui ne respectent pas la décision de la conférence de Potsdam de dissoudre ce qui reste de l'armée allemande. Le 20 novembre 1945, Joukov dénonce ainsi la présence d'unités organisées de la Wehrmacht dans la zone britannique. Bernard Montgomery est outré par ces propos. Mais à l'automne 1945 sur les deux millions de soldats allemands qui se sont rendus aux Anglais près d'un million ont été libérés pour travailler dans les champs ou les mines dans le cadre des programmes « Barleycorn» et «Coalscuttle ». Si 400 000 sont envoyés en zone américaine environ 700 000 sont encore détenus. Montgomery expliquera plus tard qu'il ne savait où disperser une telle masse d'homme alors que le gouvernement britannique exigeait dans le même temps que 225 000 prisonniers travaillent pour la Grande-Bretagne au titre des réparations des dommages de guerre. De manière plus convaincante, le maréchal explique que les Allemands qui se sont rendus à la fin de la guerre n'ont pas été officiellement reconnus comme des prisonniers de guerre ce qui aurait empêché de les utiliser comme main-d'œuvre. Ils sont donc restés sous les ordres de leurs officiers au sein de groupes de service, les Dienstgruppen, pour effectuer différents travaux. Sous le couvert de ces Dienstgruppen les structures de base de l'armée allemande ont donc été maintenues ce qui a entraîné les protestations soviétiques obligeant les autorités britanniques à libérer les prisonniers allemands entre le 10 décembre 1945 et le 20 janvier 1946.

Churchill et Truman en 1946 (via Wikipedia)


Il semble que les Soviétiques aient été rapidement au courant des projets de Churchill. Si le secret le plus absolu entoure en effet l'élaboration des plans de guerre contre l'URSS, la présence de nombreux espions du NKVD au cœur de l'appareil d’État britannique permet à Staline d’être informé de ce que trame son allié anglais. Ainsi Moscou reçoit la copie d'une directive envoyée au maréchal Montgomery, commandant en chef des troupes britanniques en Allemagne, lui demandant de stocker les armes allemandes prises afin de les utiliser plus tard. Ce dernier, dans une note rédigée en juin 1959, raconte que le 14 mai 1945 il est rentré à Londres par avion pour rendre compte des problèmes d’administration qu'il rencontre dans la zone d'occupation britannique. Le 22 mai, à Downing Street, le Premier ministre lui demande de ne pas détruire les deux millions d'armes récupérés qui pourraient bien servir contre les Soviétiques avec l'aide des Allemands. Au lendemain de la création de la commission de contrôle interalliée pour l'Allemagne le 5 juin, Montgomery demande par télégramme le 14 juin de nouvelles instructions au ministre de la Guerre à Londres. Il ne reçoit aucune réponse ce qui l'étonne peu puisque le gouvernement, qui attend le résultat des élections générales imminentes, expédie les affaires courantes sans prendre de décisions. Une semaine plus tard, le maréchal prend l'initiative de donner l'ordre de détruire les armes stockées.


Le plan Unthinkable est loin de n’être qu'un simple exercice de prospective militaire, une sorte de Kriegspiel sur papier pour amateur d'uchronie. Il révèle qu'aux derniers jours de la Seconde Guerre mondiale, les vainqueurs, à l'exception notable des États-Unis, commencent à envisager les modalités d'un prochain conflit. A l'aune de cette préparation il est possible d'avancer qu'en détruisant Dresde les Occidentaux ont peut-être cherché à intimider les Soviétiques qui en réponse ont attaqué de front Berlin afin de montrer leur puissance de feu. L'élaboration du plan Unthinkable n'est donc qu'une étape de plus dans la préparation d'un nouveau conflit.

Churchill ne s'est jamais fait d'illusions sur les intentions de Staline et à cet égard il apparaît en avance sur son temps. Mais la supériorité militaire soviétique en Europe au printemps 1945 et le refus américain de s'engager à nouveau sur ce terrain d'opération signe la fin des projets militaires de Churchill avant que l'explosion de la bombe atomique américaine à Los Alamos ne transforme radicalement la donne.
En août 1946 les responsables militaires américains craignent suffisamment un conflit avec les Soviétiques pour planifier un conflit sur le sol européen et se souviennent alors des projets du Vieux Lion. A Londres les autorités dépoussièrent donc le plan Unthinkable qui fait alors sa réapparition. En mai-juin 1945 beaucoup de ceux qui connaissaient son existence pensaient qu'il était le fruit d'un individu resté trop longtemps au pouvoir. Mais un an plus tard la montée des tensions entre les anciens Alliés a poussé les responsables américains à reprendre le chemin qu'avait dû abandonner Churchill. Premier plan militaire de la Guerre froide, le plan Unthinkable est resté pendant un demi-siècle un secret d’État avant que les archives nationales britanniques ne déclassifient et publient les documents en 1998.


Documents et bibliographie.
Le dossier déclassifié du plan Unthinkable est consultable sur le site des archives nationales britanniques à l'adresse suivante:

Bob Fenton, « The secret strategy to launch attack on Red Army », The Telegraph, 1er octobre 1998.

Max Hastings, « Operation Unthinkable: How Churchill wanted to recruit defeated Nazi troops and drive Russia out Eastern Europe », Daily Mail, 26 aout 2009.

Christopher Kwnoles, « Operation Unthinkable », How it Realy was, septembre 2009 (http://howitreallywas.typepad.com/how_it_really_was/2009/09/operation-unthinkable.html)

David Reynolds, In Command of History: Churchill Fighting and Writing the Second World War, Allen Lane, 2004.

David Reynolds, From World War to Cold War: Churchill, Roosevelt, and the International History of the 1940's, Oxford University Press, 2006.

Julian Lewis, Changing Direction: British Military Planning for Post-war Strategic Defence, Routledge, 2008.

A paraître:
Jonathan Walker, Operation Unthinkable: The Third World War: British Plans to Attack the Soviet Empire 1945, History Press, 2013.

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